Bulle de nacre minuscule qui semblait contenir toutes les réponses du monde. La pierre accrochait les rayons gris du morne soleil qui pénétrait par la fenêtre sur le rebord de laquelle Clare était assise, dos au chambranle, les genoux ramenés sous son menton. Elle tenait la pierre, sa pierre, entre son pouce et son index et la faisait rouler doucement devant son visage. Son regard vide était plongé dans le petit caillou rond sans réelle autre intention que de ne penser à rien. Cela faisait des semaines, après tout. Ce qui avait été dit, avait été dit. Elle était bien placée pour le savoir, elle avait été là pour écouter. Comment une vie pouvait être réduite à rien en quelques mots, en une mèche de cheveux tranchée d’une chevelure blonde familière, en un dos tourné qui disparait par une porte, promesse de ne jamais réapparaître. Et juste comme ça, tout ce qui faisait la vie de la Changelin avait disparu. Et elle aurait menti si elle prétendait avoir sauté de joie. Elle était juste restée là, à essayer d’analyser ce qu’elle ressentait. Et elle ne ressentait pas grand-chose. Comme une absence d’émotions, en fait. Il lui avait fallu plusieurs jours pour qu’elle assimile ce qui était arrivé. Et depuis, elle n’était que sentiments, au contraire, qui allaient et venaient sans lui laisser de répit, la traversaient comme un ouragan, soulagement, incrédulité, horreur, joie, abandon, désespoir, délivrance, confusion. Tout se heurtait en elle comme si elle n’était que le champ de bataille sur lequel ses émotions se livraient une guerre violente et sans merci, la laissant épuisée et ravagée.
Elle n’avait plus la tête à rien, si ce n’était à la langueur qui envahissait souvent ceux qui avait mené trop longtemps la même bataille. Elle avait mis ses affaires entre parenthèse et errait dans Ellan Vannin, avec l’impression de la voir pour la première fois. Elle passait également beaucoup de temps avec Nemed, ou, pour le dire honnêtement, dans ses jambes, mais il la laissait faire, la laissait l’accompagnait, peu importait ce qu’il avait à faire où l’endroit où il devait se rendre. Elle lui avait tout raconté, évidemment. Nemed était un expert en pertes et en deuils. Elle savait qu’il comprenait ce qu’elle traversait. Elle savait qu’il était probablement ravi qu’Essus ait enfin quitté la vie de sa fille, mais savait aussi que sa propre joie aurait blessé Clare. Il comprenait que cette dernière ne soit pas heureuse à la hauteur que son malheur avait été durant toutes ces années. Acceptait cette réaction lunatique, inadéquate, au regard de toutes ces années qu’elle avait passées à souhaiter être libérée de sa mère. Et le temps passait, et chaque jour se ressemblait. Peut-être était-ce comme la vengeance. C’était une forme de vengeance, après tout, c’était tout à fait ça. Et Clare avait vécu, s’était nourrie de sa haine contre sa génitrice. Maintenant que cette dernière était partie, il y avait un grand vide en elle, que personne n’aurait pu combler, et elle savait qu’elle allait devoir à apprendre à vivre avec, qu’il ne serait jamais comblé. Ce n’était pas forcément négatif. Mais c’était déroutant. Et douloureux parfois.
Elle souffla doucement sur la petite pierre avant de reposa la main à côté de sa hanche sur le bord de la fenêtre ouverte. Perdue dans ses pensées, elle ne sentit pas ses doigts relâcher leur emprise. Elle sentit en revanche tout de suite sa pierre lui échapper et tomber dans la rue dehors, avant de rouler sur quelques mètres. Clare laissa échapper une exclamation étouffée, sauta par la fenêtre – elle était au rez-de-chaussée et courut sans quitter la pierre des yeux. Elle se baissa pour la ramasser, et dans le même temps, ressentit un courant d’air froid la traverser de part en part. Comme si un fantôme venait de lui passer au travers du corps. La brise continua de souffler, soulevant ses cheveux d’or, les plaquant contre son visage. D’une main, elle serra la pierre dans le creux de sa paume, de l’autre, elle repoussa ses cheveux plus courts que n’importe quel Sidhe derrière son oreille et posa le regard sur la silhouette, là-bas, de l’autre côté de la rue, si proche et pourtant déjà si loin, car à nouveau, elle ne voyait que son dos. Clare mit une seconde de stupéfaction totale à comprendre qu’il s’agissait de Narcisse. Sentit un frisson la parcourir en réalisant ce que sa présence ici impliquait – elle n’avait pas tout à fait abandonné. Pas encore. Prit le temps de goutter l’amertume, l’adrénaline, la colère, mais aussi la joie intense qui l’envahit avec la force et la soudaineté d’une explosion. Et puis elle fit quelques pas en avant, jusqu’au milieu de la rue, comme traversant une rivière à moitié seulement.
— Maman ?
C’était sorti tout seul. Et pire encore, sa voix, ce mince filet presque trop aigu, le couinement d’une petite fille, transportée par la brise jusqu’à elle, sa voix… Elle aurait voulu lui cracher de ne pas revenir. Ou mieux encore, ne pas se manifester du tout, retourner dans son bureau, auprès de Nemed, de son présent, de sa vie telle qu’elle se l’était bâtie au lieu d’appeler de sa voix d’enfant celle qui représentait les fondations de son existence, contre laquelle elle avait lutté toute sa vie. Il faut croire qu’elle était comme un soldat, incapable de vivre sans cette confrontation intime, de retourner à une vie normale une fois la guerre terminée. Et que dire, à présent, qu’ajouter ? Elle ne savait même pas si sa mère l’avait entendue. Regrettait déjà de l’avoir appelée. Et ne pouvait plus bouger, ni aller vers elle pour relancer cette lutte épuisante ni retourner en arrière pour sceller, une bonne fois pour toute la rupture.